Affinités électives (2e tour)

Affinités électives (2e tour)

Le week-end des 18 et 19 juin, tandis que les duels électoraux battent la campagne berrichonne, une joute, celle-ci hautement artistique, se déroule à Nohant entre deux génies : Chopin versus Scriabine.

Radicalisme

Linguiste de renommée internationale, Professeur au Collège de France, Claude Hagège qui fit en son temps les belles heures de l’émission de Bernard Pivot, a des avis tranchés. En atteste le titre de son dernier ouvrage : « La musique ou la mort » qui faisait l’objet de la causerie-rencontre animée par Jean-Yves Clément.
« Je vis dans la musique depuis ma naissance et n’imagine pas de vivre sans. Je m’étiolerais s’il n’y avait pas de musique. Toutefois Il y a de nombreuses musiques qui n’entraîneraient pas ma mort, ce sont les musiques de variété et d’autres où je resterais vaillamment en vie si je ne les entendais pas », nous dit-il avec humour. Puis il nous déroule sa biographie : tombé en musique grâce à des parents instrumentistes amateurs, violoniste lui-même au sein d’un quatuor, vénérant ses professeurs comme des dieux, en élève surdoué, il eut à choisir entre le Conservatoire de musique et Normale Supérieure. Ce second chemin lui ouvrit les portes de la brillante carrière de linguiste qu’on lui connait. Sa spécialisation lui permettra d’ailleurs, lors de cette causerie, de répondre à « LA » question qui a turlupiné les plus grands compositeurs de Gesualdo à Berlioz en passant par Monteverdi et Mozart : dans quelle mesure peut-on ou non concilier « sons » et « sens » ?

Hagège est formel : « C’est impossible. Si la musique est capable de retranscrire les états affectifs – et cela bien mieux que les mots -, elle n’est pas une langue. Même chez Mozart, l’échec est total, martèle-t-il. De surcroît, entre les mots et les mélodies, ce sont les secondes qui sont premières. »
Puis il nous fait part de son panthéon musical de chambriste classique : Bach, Mozart, Schubert, Schumann, Debussy… Et chez les violonistes, Itzhak Perlman et Ginette Neveu qui fut enfant prodige, l’unique manifestation à ses yeux d’une croyance au surnaturel et à une éventuelle transcendance.
Et Chopin dans tout cela ? « Je regrette que ce génie ne se soit mis qu’au service du piano et non de la musique de chambre, répond-il en violoniste frustré, et aussi qu’il n’ait pas donné d’opéra. »

Le monde de Pletnev

Samedi soir, l’auditorium au grand complet accueillait un immense pianiste mondialement connu, Mikhaïl Pletnev. En préambule, ce dernier demandait au public – non sans arrière-pensée -, de choisir entre les 24 Préludes de Chopin ou ceux de Scriabine pour commencer son récital. Gourmand et unanime, le public choisissait Chopin. Et le maestro s’exécuta. Magistralement et sobrement, il cisèlera les 48 chefs-d’œuvre où les deux compositeurs ont concentré leur génie.
Aux Préludes de Chopin qui font écho au monde fini du 19e siècle où accords et dissonances finissent par trouver leurs (ré-)solutions répondront ainsi la dislocation de ceux de Scriabine, prémonitoires d’un 20e siècle qui verra ses certitudes laisser place à de nouveaux univers où les lois de la physique deviendront pour certaines obsolètes. La musique anticipera le mouvement car n’oublions pas que les grands artistes sont des prophètes.

Sachons écouter ce qu’ils ont à nous dire. C’est ce que nous fîmes lors de cette soirée mémorable où nous assistions à un double hommage. Celui de Scriabine qui dédia ses Préludes à Chopin mais aussi celui de Mikhaïl Pletnev, venu à Nohant sur les traces d’un compositeur génial qu’il vénère, qui vécut en ces lieux, les aima et y composa.
Par cette soirée d’été, l’enchantement fut suprême, cette musique admirable se fondant dans le silence de la nuit à l’instar de la lumière du couchant  sur les pierres de la cour de la Bergerie. Nous n’avions plus de doute : proche ou lointain, il y avait bien un ailleurs et Chopin-Scriabine-Pletnev nous le désignaient.
Deux bis, l’un de Chopin, l’autre de Scriabine concluront le récital.

Rêve d’Italie

« Aujourd’hui, c’est la fête des pères », nous rappelle Jean-Yves Clément, lors du tremplin-découverte du dimanche matin, ajoutant, jamais avare d’une boutade, « qu’il faut en profiter tant qu’il y en a une ».
Puis les choses sérieuses commencent avec la présentation du récital que va donner le pianiste italien Leonardo Pierdomenico. Un récital faisant écho à celui de la veille puisque le jeune artiste présentera tour à tour des Mazurkas et des Sonates de Chopin et de Scriabine.
« Frédéric Chopin a inspiré de nombreux compositeurs dont Scriabine, un compositeur personnel, étrange, moderne et atypique, resté très méconnu et qu’on n’entend pas assez », nous dit son biographe. « Slaves tous les deux, Scriabine et Chopin se rapprochent par leur tempérament mélancolique. Comme Chopin, Scriabine se cantonnera au piano avec 200 opus dont 100 Préludes, teintés d’une inspiration métaphysique.  Il est mort quasiment fou mais suffisamment tôt » rajoute Jean-Yves Clément « pour nous épargner des choses terribles mais il faut prendre sa musique pour ce qu’elle est, une musique profondément originale ».
En effet, après quelques-unes des plus belles Mazurkas des deux compositeurs, Leonardo Pierdomenico nous entraînera dans le dédale de la Sonate n° 5 en fa dièse majeur de Scriabine, « une œuvre redoutable, un magma qui vient du chaos et qui y retourne, à l’intérieur duquel il se passe une foule de choses ». Un grand moment musical très apprécié du public séduit à la fois par l’œuvre et l’excellence de son interprétation.
Le pianiste conclura son récital avec la Sonate n° 3 en si mineur de Chopin, son dernier grand chef-d’œuvre composé à Nohant. Leonardo Pierdomenico nous donne une version très personnelle de cette sonate

« très italienne, tournée vers le sud dont le largo est comme une seconde marche funèbre, le compositeur ayant appris la mort de son père », marche précédée par un enthousiasmant scherzo.
Conquis par la simplicité et la musicalité du jeune musicien, le public le félicitera chaleureusement à la fin du récital en lui promettant un bel avenir.

La « Chanson » de Chopin

L’après-midi, Chopin revient en maître avec un concert dédié à l’Intégrale de ses Mélodies. Un duo chant-piano, Raquel Camarinha et Yoan Héreau, illustrera ce véritable journal intime du compositeur moins connu que ses Mazurkas.
En effet, nous explique Yoan Héreau qui nous guidera avec brio durant le récital, selon l’époque où elles ont été composées, ces mélodies qui mettent en musique des textes de poètes polonais, nous renseignent sur l’état d’esprit du compositeur à différentes périodes de sa vie. A travers un parcours poétique superbement interprété par ce duo talentueux, nous partirons sur les traces du compositeur, des romances légères et populaires de sa jeunesse polonaise en passant par les tragédies de la guerre et les déceptions amoureuses avec pour toile de fond, la fameuse « Dumka » une pensée rêveuse pleine de mélancolie.

Toutefois le vague à l’âme étant sans frontière, Raquel Camarihna, d’origine portugaise interprétera en bis un fado.
Une mélancolie qui n’éteindra pas la ferveur du public qui se précipitera sur l’enregistrement du duo pour pouvoir réécouter ces rares pépites de Chopin interprétées par ce duo de brillants et sympathiques musiciens.

Tableau d’honneur

En cette fin d’année scolaire, voici venu le temps de la distribution des prix. En effet, avec le soutien actif d’enseignants passionnés, le Festival organise des masterclasses et une journée pédagogique à destination des enfants.
Saluons Madame Béatrice Pagès, professeur de piano à l’Ecole de musique de Saint-Amand Montrond, et ses jeunes élèves qui ont participé en nombre à la masterclasse de Leonardo Pierdomenico. De bonne grâce, le jeune virtuose a enseigné aux plus âgés comment jouer Chopin ainsi que les subtilités de « La Machine à coudre » à une pianiste en herbe de six ans.
Honneur à Madame Elisabeth Mouré grâce à laquelle sept classes d’élèves de 6 à 11 ans de l’Académie Orléans-Tours, accueillies à Nohant, ont découvert qui étaient George Sand et Frédéric Chopin. Cela grâce aussi au talent pédagogique de deux fabuleux professeurs qui animaient les ateliers : Bertrand Périer, grand maître dans l’art oratoire qui a su captiver le jeune public, accompagné au piano par Yves Henry dans un nuancier musical allant de la Valse du Petit Chien de Chopin à l’ambiance « énergétique » du Carnaval de Rio. En vidéo, Bertrand Périer demande aux enfants le métier de George Sand….

Le week-end prochain, le Festival accueillera l’écrivain réalisateur Bruno Monsaingeon (« Grandes figures féminines oubliées »), le Trio Moreau (Schubert – Brahms), Marine Chagnon et Joséphine Ambroselli (Mélodies suédoises) et le pianiste Jonathan Fournel, lauréat du prestigieux prix Reine Elisabeth 2021 (Chopin-Brahms).