Des plaisirs et des jours

Des plaisirs et des jours

Nathanaël, je t’enseignerai la ferveur…
Placée sous le signe de l’injonction gidienne, la 56e édition du Nohant Festival Chopin a tenu sa promesse, tant par la ferveur des artistes que par celle du public. Deux anniversaires ont ponctué cette saison : le bicentenaire de la naissance de César Franck et le centenaire du décès de Marcel Proust.

Franck, Ravel, Chopin

Jeudi 21 juillet, le pianiste canadien Charles Richard-Hamelin ouvre la grande semaine festivalière : Prélude, Aria et Finale op. 23 de César Franck, une œuvre rarement jouée, suivie du Tombeau de Couperin de Ravel, et en deuxième partie, des 24 Préludes op. 28 de Chopin. Un programme ambitieux taillé à la mesure de ce pianiste de renommée internationale et qui mettra en exergue les multiples facettes de son jeu souple, sensible, nuancé, passant du legato le plus subtil au staccato le plus sauvage mais sans dureté. En bis, cet artiste généreux offre à un public séduit plusieurs bis dont la Pavane pour une infante défunte de Ravel

Proust, Chopin, Verdurin

Vendredi 22 juillet : sur invitation de Jean-Yves Clément, l’écrivain Jérôme Bastianelli propose de partir à la recherche de Chopin dans l’œuvre de Marcel Proust. La musique occupe une grande place dans l’œuvre de l’auteur mais aussi dans sa vie. Marcel a étudié le piano et a très certainement interprété quelques Etudes de Chopin. Dans La Recherche, Chopin arrive au 4e rang des compositeurs cités loin derrière Wagner. Il aurait pu faire mieux si – comme l’atteste le brouillon de la Recherche – l’auteur n’avait biffé son nom pour le remplacer par le fictif Vinteuil ou d’autres compositeurs plus à la mode en son temps.

Lors d’une lecture, Mme Verdurin s’invite à la conférence : « Si le pianiste voulait jouer la chevauchée de la Walkyrie ou le prélude de Tristan, Mme Verdurin protestait, non que cette musique lui déplût, mais au contraire parce qu’elle lui causait trop d’impression. « Alors vous tenez à ce que j’aie ma migraine ? Vous savez bien que c’est la même chose chaque fois qu’il joue ça. Je sais ce qui m’attend ! Demain quand je voudrai me lever, bonsoir, plus personne ! ». Tout l’art de Proust est là.

Portraits de famille

En soirée, avec la verve qu’on lui connait, Philippe Cassard présente les œuvres qu’il va interpréter : en compagnie de Franz Schubert, nous musarderons aimablement dans Vienne au son de ses Valses D 365 puis de la Valse-Caprice n° 6 Schubert/Liszt. En seconde partie, la Sonate n° 17 nous entraînera dans une excursion sur les pentes les plus abruptes du Salzkammergut. En premier de cordée, Philippe Cassard hissera l’auditorium vers les sommets de l’art schubertien. Le public ne s’y trompera pas, qui à la fin du récital, se précipitera pour congratuler l’artiste aussi inspiré qu’inspirant.

Jeunes Académiciens

Samedi 23 juillet : les jeunes artistes, à la fois musiciens et comédiens, de l’Académie du Festival sont à l’honneur.
Le matin, nous retrouvons au théâtre de La Châtre Pierre-Marie Gasnier et Eve-Elody Salom, tous deux diplômés du Conservatoire national de musique de Paris, ainsi que Zu-An Shen en cycle de concertiste à l’Ecole Normale de musique Alfred Cortot, trois jeunes pianistes qui sont en résidence au Festival. Ils sont venus suivre les masterclasses publiques d’Yves Henry sur piano Pleyel de l’époque de Chopin. Sur scène, ils sont invités à décortiquer mesure après mesure les partitions chopiniennes afin d’y découvrir les subtilités qui auraient pu échapper à leur interprétation. L’exercice est difficile mais le maître est bienveillant et les élèves doués. Quant au public composé à la fois d’initiés et de néophytes, il est ravi de découvrir le travail de l’artiste dont il ne voit en général que l’aboutissement.

Belle soirée littéraire avec deux jeunes comédiens, Eugénie Pouillot et Ulysse Robin, qui se donnent la réplique lors d’une lecture croisée de textes de Marcel Proust et de George Sand à l’occasion de l’impromptu musical et littéraire puis de la balade nocturne dans le parc du domaine. Les textes ont été soigneusement sélectionnés par Danielle Bahiaoui, auteur et spécialiste de l’œuvre de George Sand. L’on apprend que lors des fameux couchers de l’enfant Marcel, sa mère lui lisait François le Champi en prenant soin de caviarder les passages évoquant la relation amoureuse entre François et Madeleine. Autre temps, autres mœurs.

Mystérieux génie

Le samedi soir, Sylviane Plantelin et Jean-Yves Clément présentent l’une des stars de cette édition : Bruce Liu, le lauréat de la 18e édition du Concours international Frédéric Chopin de Varsovie. Que dire ? Sinon que le génie investit certains êtres et que Bruce Liu fait partie des happy few. Après les Ballades n° 2 et n° 3 de Chopin puis les Variations de Chopin sur Là ci darem la mano du Don Giovanni de Mozart, ce seront de sublimes Miroirs de Ravel suivis des Réminiscences de Don Giovanni de Liszt. A la fin du concert, après deux bis de Rameau, un Nocturne et une Étude de Chopin, l’ovation triomphale d’une salle archicomble rendra tout commentaire inutile à propos de ce jeune pianiste virtuose, profond et charismatique. Que ceux qui n’ont pas eu de place se rassurent : Bruce Liu reviendra à Nohant.

Marathon dominical

Dimanche 24 juillet : le marathon du dimanche commence par un Tremplin-Découverte avec la pianiste japonaise Ayame Ishise, auréolée d’un tout récent Prix Cortot. Jean-Yves Clément nous décline le programme : Cinq Préludes de Scriabine, puis la Sonate n° 2 de Chopin, puis La Valse de Ravel commandée, nous précise-t-il, par Diaghilev qui reçoit en guise de musique à danser, un poème symphonique « vertigineux qui bascule dans l’apocalypse ». Bref, cela ne conviendra pas au créateur des Ballets russes. Contrairement à l’interprétation de la si diaphane et réservée Ayame Ishise qui surprend le public par la puissance de son jeu et l’entraîne dans un tourbillon d’applaudissements.

Salle comble l’après-midi pour accueillir un duo de prêtresses entièrement vouées à leur art : la violoncelliste Anne Gastinel et la pianiste Claire Désert. En première partie, elles interpréteront plusieurs œuvres de Chopin dont le Grand Duo concertant sur des thèmes de Robert le diable ainsi que l’Introduction et Polonaise op. 3 puis en deuxième partie, la sublime Sonate pour piano et violoncelle op. 65, une œuvre quasiment testamentaire puisque ce sera la dernière que Chopin composera à Nohant avant d’en partir définitivement. La simplicité et l’osmose entre les deux artistes enchantent ce chef-d’œuvre absolu : les larmes montent aux yeux pendant le largo.

La plus pure des musiques

Gide l’écrit dans ses Notes sur Chopin : « Jouez du Beethoven, du Schumann même, sur un chaudron, il en restera toujours quelque chose. Ne jouez Chopin que sur un excellent piano. Précisément parce qu’il n’apporte jamais rien de trop, il a besoin de tout pour se suffire. Il ne devient lui-même que parfait. ».
Ce n’est pas Yves Henry qui dira le contraire, lui qui développe un parc de pianos de l’époque romantique et invite chaque année étudiants et artistes à jouer ces instruments. C’est ainsi que le dimanche soir, un piano Pleyel 1839 trône sur la scène à côté du splendide piano de concert Bechstein si apprécié des artistes et du public.
Au clavier, un spécialiste du pianoforte, Florent Albrecht donnera un récital comparatif entre les Nocturnes de Chopin et ceux de Field qui l’inspirèrent. Bel exercice du pianiste que nous retrouverons le lendemain lors d’une conférence pour l’analyse harmonique de ces mêmes Nocturnes. Une démonstration qui pourra suggérer que si Field avait du talent, Chopin avait du génie ; mais qu’il faut aussi quelques passeurs pour que le génie s’accomplisse.

Pour qui sonne le glas

Lundi 25 juillet : Tout de noir vêtu, en discret maître de cérémonie, le pianiste espagnol, Javier Perianes s’installe au piano pour dérouler un parcours sépulcral : la Sonate n° 12 de Beethoven avec marche funèbre au troisième mouvement, la Sonate dite « Funèbre » de Chopin, puis « El Amor y la Muerte » des Goyescas de Granados, puis les Funérailles de Liszt et pour conclure La Mort d’Isolde de Wagner/Liszt. De la solennité la plus profonde au Liebestod le plus poignant en passant par les glas de toutes les églises d’Espagne sonnant à toute volée sous les doigts talentueux de l’artiste, l’envers de la vie semble au final bien plus intéressant que l’endroit. Javier Perianes offrira un bis en phase avec les circonstances, la « Danse du Feu » extrait de L’amour sorcier de De Falla. Puis il quittera la scène furtivement après avoir adressé un léger salut complice au public.

Retour à Chopin

Mardi 26 juillet : le musicologue Jean-Jacques Eigeldinger, assisté par Yves Henry, nous invite à une réflexion sur l’improvisation chopinienne. L’on apprend que Chopin avait l’angoisse du définitif et qu’il changeait souvent d’avis. « Regardez ce que je fais : j’écris, je change et je barre tout ». Un vrai casse-tête pour ses éditeurs qui recevaient des partitions remplies de pattes de mouche et de repentirs. Nous apprendrons aussi que Chopin n’aimait pas qu’on accole des adjectifs à ses œuvres et qu’il avait rayé le mot « Funèbre » de sa célèbre marche. Dorénavant, nous écrirons « La Marche ».
En soirée, pour le dernier grand récital de la saison, François Chaplin interprète entre autres pages de Mozart, les Valses de Chopin. Pianiste romantique, élégant et sympathique, il fait miroiter avec brio ces danses indansables, tour à tour, lyriques, virtuoses, brillantes, charmeuses, nostalgiques aussi, et qui sonnent si harmonieusement sur le piano Bechstein. Le cœur du public danse avec l’artiste.

Mercredi 27 juillet : le récital de clôture réunit les jeunes pianistes en résidence, Pierre-Marie Gasnier, Eve-Melody Salom et Zu-An Shen. Tour à tour, avec une passion communicative, ils proposent au public les plus grands « tubes » de Chopin composés à Nohant   : Ballades, Nocturnes, Polonaise-Fantaisie, Sonate n° 2 avec sa fameuse « marche ». Des applaudissements nourris viendront récompenser leur enthousiasme.

Finale

Le mot de la fin reviendra au critique musical et écrivain Alain Lompech venu couvrir le Festival pour le site Bachtrack : « Quelle chance nous avons d’aimer la musique ! » s’exclame-t-il en entrant dans l’auditorium.
Et, rajouterons-nous, de l’écouter si remarquablement interprétée au domaine de George Sand où chaque année, organisateurs, artistes, public et partenaires font revivre l’atmosphère romantique de ce lieu incomparable de création et d’inspiration.

Nota bene

Après deux étapes « Hors les murs », un récital Rachmaninov du pianiste Guillaume Vincent sous la halle de Saint-Août le 28 août puis la Nuit Chopin au Château d’Ars les 14, 15 et 16 octobre, le Festival vous donne rendez-vous du 3 juin au 26 juillet 2023 pour sa 57e édition sur le thème « Les voyages de Frédéric Chopin ».

Rédaction : Martine Le Caro