Le Festival et ses Maîtres Sonneurs

En introduction du week-end, une conférence de Georges Buisson sur son ouvrage George Sand en ses jardins (Ed. L’Harmattan) dans lequel il nous invite à une promenade singulière dans les jardins du Domaine de George Sand, dont il fut l’administrateur. Jardin couvert et découvert, décoratif, et nourricier, clos et ouvert à demi, sauvage et cultivé, jardin refuge, jardin cimetière, jardin de partage, il nous en révèle les multiples facettes et aussi, par touches impressionnistes, celles de sa passionnée jardinière. En effet, à bien le considérer, ce jardin raconte la vie de George Sand : ses amours et ses joies mais aussi des secrets de famille bien enterrés et d’immenses chagrins. Au-delà des nombreux écrits de l’écrivaine, cette « analyse buissonnière » nous fait toucher aux émotions les plus indicibles d’une femme qu’une vie bien remplie n’a pas épargnée.  Pour l’écrivaine, ce jardin a représenté un refuge mais aussi quelques douloureux exils liés à des tribulations familiales et aussi à celles de son temps. Son jardin révèle surtout une grande amoureuse de la nature qui,  écologiste avant l’heure, écrit : « Si on n’y prend garde, l’arbre disparaîtra et la fin de la planète viendra par dessèchement sans cataclysme nécessaire, par la faute de l’homme… La planète est encore assez vaste et assez riche pour le nombre de ses habitants ; mais il y a un grand péril en la demeure, c’est que les appétits de l’homme sont devenus des besoins impérieux que rien n’enchaîne, et que si ces besoins ne s’imposent pas, dans un temps donné, une certaine limite, il n’y aura plus de proportion entre la demande de l’homme et la production de la planète ».  Mais aussi « Quand la terre sera dévastée et mutilée, nos productions et nos idées seront à l’avenant des choses pauvres et laides qui frapperont nos yeux à toute heure ». Les grands artistes sont des voyants.

Surprise le samedi soir : cette fois-ci, il n’y a pas deux mais trois pianos sur la scène : l’habituel Bechstein de concert (qui régale le public et les  pianistes), le pianoforte « Amadeus » de Jakob Weimes 1807 en prêt pendant le Festival et un nouveau venu : un piano Erard 1837, année de la visite à Nohant de Liszt, précise Yves Henry. La ronde des pianos est bouclée. En ce 19e siècle artistique, les « start-up » se nomment Pleyel et Erard et elles recourent déjà au « sponsoring ». En effet, si Chopin est un « artiste Pleyel », Liszt est un « Erard ». Chaque époque a ainsi des ambassadeurs à sa mesure. Selon les témoignages, Chopin disait à propos de ces pianos : « Quand je suis mal disposé, je joue sur un piano d’Erard et j’y trouve facilement un son fait. Mais quand je me sens en verve et assez fort pour trouver mon son à moi, il me faut un piano Pleyel ». Ces considérations n’ont pas impressionné Andreas Staier qui pratique avec brio l’Erard 1837 dont il nous fait une brillante démonstration ce soir-là.  Après plusieurs œuvres de Schumann dont les Sept Pièces en forme de fuguettes puis les Scènes d’enfants, la deuxième partie du récital nous permet de suivre au plus près, grâce aux subtils changements de couleurs de l’instrument, la dramaturgie de la Sonate pour piano en si bémol majeur n° 21 de Schubert. Pour nos oreilles d’aujourd’hui, l’expérience semble singulière, peu habitués que nous sommes aux sonorités touchantes mais inégales de cette mécanique délicate. Pour se faire une idée, voici un andante de Mozart joué en bis lors de cette soirée :

Dimanche matin, l’invité du tremplin-découverte est Sélim Mazari dans un programme romantique : les Douze variations sur le Ballet « Das Waldmädchen » et les Variations Eroïca de Beethoven qu’il vient d’enregistrer, mais aussi la Barcarolle de Chopin au sujet de laquelle Jean-Yves Clément nous cite Nietzsche : « Ce moment de bonheur, Chopin l’a si bien fait chanter, dans la Barcarolle, qu’à l’écouter l’envie pourrait prendre même les dieux de passer de longues soirées d’été allongés dans une barque ». Nous voilà, nous aussi, devenus les dieux d’un beau dimanche d’été.  Parions sur la carrière, si bien commencée et à venir, de cet artiste au jeu solide et passionné auquel Beethoven va si bien.  En bis, il nous donne un magnifique Scherzo n° 3 de Chopin

En clôture de cette première séquence du Festival – qui se poursuivra du 17 au 23 juillet – le récital d’un jeune géant : Vadym Kholodenko, un pianiste russe qui a déjà une belle carte de visite puisqu’il a remporté le prestigieux concours Van Cliburn en 2013.  En première partie, il interprète avec profondeur la célébrissime Sonate « Clair de Lune » de Beethoven puis vient la Sonate en la majeur n° 6 de Prokofiev. Usant d’une palette de sonorités exceptionnelles, Vadym Kholodenko donne toute sa mesure et sa richesse à ce « monument » comme l’a écrit Richter, qui «  brisait les idéaux du romantisme avec une audace sauvage et incorporait dans sa musique la pulsation terrifiante du XXe  siècle ». En deuxième partie, le pianiste nous offre une interprétation aussi aboutie qu’habitée de la Sonate n° 3, op. 58 de Chopin dont il nous en révèle le génie avec une rare intensité.  Pour ceux qui n’ont pu assister à ce récital (mais qui pourront certainement se rattraper ultérieurement tant Kholodenko prendra naturellement place dans le panthéon des artistes du Festival), voici un petit aperçu de son immense talent avec la transcription par Godowsky pour la main gauche de l’Etude n° 12 op. 10 de Chopin dite « Révolutionnaire » 

En conclusion, remercions tous les artistes qui nous ont fait vivre en juin des moments d’exception avant de nous retrouver le 17 juillet pour une nouvelle semaine d’émotions et de partage plus spécifiquement dédiée à « l’inimitable » Chopin et à ses œuvres. Programmation et réservation

Saluons aussi l’excellence de la jeune génération de pianistes français qui enchantent les tremplins-découvertes du dimanche matin.  Parmi eux, citons Alexandre Kantorow qui vient de remporter, à 22 ans, le prestigieux Prix Tchaïkovsky.  Le public de Nohant a eu l’occasion de le côtoyer à plusieurs reprises, en 2017 lors d’un tremplin-découverte puis en récital dès l’année suivante et Salle Cortot, en mars dernier, lors de la présentation du Festival 2019 où il a délivré un inoubliable Oiseau de Feu de Stravinsky.