Week-end fantastique à Nohant

Samedi 8 juin, le Domaine de George Sand vibrionne de tous côtés. Les mélomanes avertis savent que Nohant sera la place à investir en priorité pour  ce week-end de la Pentecôte.

Trompettiste et ethnomusicologue, Bruno Messina préside aux destinées du Festival Berlioz de la Côte-Saint-André et du Festival Messiaen. Invité de la causerie-rencontre de Jean-Yves Clément, il nous raconte un Berlioz autodidacte, visionnaire, au goût marqué pour la démesure et surtout qui a passé sa vie à inventer : des symphonies et des rassemblements musicaux XXL, le solo de trombone (bien avant Miles Davis et sa trompette) et même l’amour éternel, en revenant à la fin de sa vie se jeter aux pieds de l’amoureuse de ses 12 ans, fort surprise de ce retour de flamme. Bien qu’il fasse bel et bien partie d’une des « Pléiades » du 19e siècle aux côtés de Chopin, Liszt,  Sand, Hugo, Flaubert et Delacroix, de ces génies qui ont illuminé à la fois le siècle et pour la plupart, la conversation de la table de George, Berlioz n’est jamais venu à Nohant. Toutefois, Bruno Messina relève une analogie entre le Dauphiné de Berlioz et le terroir berrichon : la sorcellerie très ancrée à l’époque dans les campagnes françaises.  A l’instar des romans champêtres de George Sand, la Symphonie Fantastique y plongerait ses racines. A l’avant-garde de notre époque,  Berlioz invente aussi un nouveau genre de manifestation : la « symphonie piétonnière».  Initialement créée pour célébrer la Révolution de juillet, cette « déambulation musicale » devrait être donnée à Paris à l’automne prochain pour célébrer le cent-cinquantenaire de la mort du musicien. Signalons enfin que notre homme de génie est également l’inventeur de la mélodie française. En illustration et pour clore cette causerie, la célèbre et vibrante romance de Florian, « Plaisir d’amour », orchestrée par Berlioz, retentit dans l’auditorium. Impossible de savoir ce que Chopin aurait pensé de cette œuvre un tant soit peu hybride mais rien ne nous interdit de l’imaginer.

Grand événement à Nohant, la venue de Nelson Freire. Comme l’annonce Yves Henry en préambule, l’artiste a remanié son programme : ce sera le Prélude en si mineur de Bach/Siloti, la Sonate « Clair de Lune » de Beethoven, Quatre Intermezzi op. 119 de Brahms. En deuxième partie, Trois Danses fantastiques de Chostakovitch, un Nocturne de Paderewski, puis Chopin : Deux Mazurkas, la Polonaise n° 1, l’Impromptu n° 2 et la Ballade n° 3. Le pianiste nous emmènera donc dans une promenade musicale qui franchira les styles et les époques. Nous sachant en bonne compagnie, nous suivrons cet enchanteur bienveillant dans les contrées qu’il voudra bien nous faire connaître, sans lui opposer la moindre résistance. Et nous en serons récompensés. Nous n’évoquerons pas ici la technique exceptionnelle, le toucher de velours légendaire, la simplicité et les couleurs oniriques que l’artiste sait donner à ses interprétations. Un concert avec Nelson Freire, c’est bien autre chose. C’est une transfiguration collective, un dialogue d’âme à âme entre le pianiste et le public. Les mains de Nelson Freire sont reliées à son cœur et le public ne s’y trompe pas. Berlioz a écrit que l’amour et la musique étaient les deux ailes de l’âme. Ajoutons que Nelson Freire en est le révélateur. Revenons sur terre avec une anecdote de fin de concert. Nombre d’artistes en ont témoigné, l’auditorium de Nohant possède une alchimie qui lui est propre… mais parfois aussi ses caprices. A la fin du concert, et par deux fois, la porte qui permet à l’artiste de quitter la scène vers l’extérieur s’est bloquée, empêchant ainsi Nelson Freire de partir. Pour le plus grand bonheur de la salle qui redoutait le moment où le charme de cet instant de paradis serait rompu. Revenant s’installer au piano, c’est justement au paradis, celui des âmes élues de l’Orphée de Gluck – mais aussi les nôtres ce soir-là – que Nelson Freire a achevé ce magnifique moment de transcendance.

Dimanche matin, en tremplin-découverte, nous accueillons Clément Lefebvre dans un programme de haute tenue : la nouvelle Suite en la de Rameau, la ballade n° 3 de Chopin, le Prélude n° 15 op. 28 et la « Barcarolle »  de Chopin, si redoutable en concert, puis la Sonate n° 3 op. 23 « Etats d’âme » de Scriabine. Du pré au post romantisme, de la terre de Rameau jusqu’au cosmos de Scriabine, en passant par le ciel de Chopin, Clément Lefebvre, aux commandes du piano de concert Bechstein, entraîne le public vers les hauteurs avec l’assurance d’un commandant jeune mais sûr de lui. On est en confiance. Ce qui se dégage de ce jeune pianiste, c’est la distinction : il se distingue des autres, par son élégance. A la sortie de ce très beau concert, le public se dispute son premier disque consacré à Rameau et à Couperin, distingué lui-aussi par un Diapason d’or Découverte.

Dernier grand événement du week-end : Gautier Capuçon en duo avec l’un de ses complices, le pianiste Samuel Parent. Au programme, un crescendo romantique. Dès le premier coup d’archet, les Fantasiestücke op. 73 nous mettent  dans l’ambiance tandis que la Sonate pour violoncelle et piano n° 2 op. 58 de Mendelssohn nous réjouit. En deuxième partie, une œuvre immense : la Sonate pour violoncelle et piano de Rachmaninov.  Construite sur le modèle et dans la tonalité de celle de Chopin, elle sera magistralement servie par l’immense virtuosité des deux artistes qui dialoguent merveilleusement. A leur suite, nous voilà  plongés dans les sombres émotions de cette œuvre élégiaque, sublimée par le son profond du violoncelle de Gautier Capuçon.  Aux pizzicati inquiétants répondent de sublimes mélodies, données tantôt par le piano, tantôt par le violoncelle. L’oppression est intense, le final est grandiose, le public extatique. Deux bis, Le Cygne de Saint-Saëns et un Tango d’Astor Piazzolla finiront de donner la mesure de ces deux artistes tant de leur art que de leur générosité. A la sortie, le public s’agrège autour d’eux,  les félicite, les congratule avec ferveur. Au milieu de la foule qui s’agite, une petite fille fait sagement dédicacer son programme. 

Berlioz conclura cette chronique. Toujours en veine de créations, le compositeur avait lancé le concept de « suicide par enthousiasme », une initiative qui par bonheur n’a pas rencontré le succès attendu. En ce merveilleux week-end de la Pentecôte,  nous l’avons échappé belle !