Béatitudes

Le troisième week-end du Festival s’est ouvert avec la projection du film « Liszt, Années de Pèlerinage – La Suisse » en présence de l’écrivain réalisateur Bruno Monsaingeon et du pianiste Francesco Piemontesi.

Belle illustration de l’exil romantique – thème du Festival 2019 -,  celui de Liszt et Marie d’Agoult qui se réfugient en Suisse pour abriter leur passion et fuir le scandale. Au passage, Jean-Yves Clément qui anime la causerie-rencontre, signale que George Sand est « dans le coup » et qu’elle ira les rejoindre. Cet exil suisse donnera naissance à l’un des chefs d’œuvre de Liszt,  « Les Années de Pèlerinage – La Suisse » et à  la conception d’un film-documentaire d’un nouveau type, à la fois touristique, littéraire et pianistique. Nous voilà nous aussi embarqués dans une aventure, celle qui consiste à aller aux sources mêmes d’une œuvre et de son interprétation.  Aux plus beaux paysages suisses, lacs et montagnes, succède chaque pièce de l’opus jouée par Francesco Piemontesi. Le visage et les mains du pianiste (jusqu’au dessous de ses doigts posés sur le clavier !) sont filmés au plus près. Pour l’ultime pièce « Les cloches de Genève », nous retrouvons le musicien dans un clocher d’église. « J’aime les cloches, nous dit-il, dans un sourire. Ce qui m’intéresse dans un son, c’est moins l’attaque que l’évanouissement des harmoniques. » A la fin de ce pèlerinage, nous sommes convertis non seulement à Liszt mais aussi à ce talentueux pianiste dont l’inspiration et la passion nous ont servi de guide dans une œuvre aux abords escarpés.  Nous voilà bien récompensés. A cette hauteur, les paysages sont sublimes.

Le soir même, changement de décor. Après l’intimité recueillie de l’après-midi, l’auditorium archicomble est chauffé à blanc. Le public attend sa rock-star : Fazil Say. D’une manière générale, lorsque les mots, « concert », « piano » « Chopin », « Beethoven », résonnent à son oreille, l’esprit du mélomane conceptualise immédiatement la soirée qui l’attend.  En l’occurrence, c’est peine perdue. Avec Fazil Say, nous avons affaire à la version cubiste du récital. Sous ses doigts, tout se déstructure et se transmute avec génie. Le jeu de ses mains sur le clavier est époustouflant. La main laissée libre par la partition se lève pour guider celle qui joue à l’instar d’un chef d’orchestre indiquant les nuances, cela quand elle ne pointe pas une note particulière, la rattrapant parfois au vol pour la replacer d’un geste généreux dans l’éventail des harmoniques. Le piano quant à lui se métamorphose tantôt en interlocuteur, tantôt en orchestre symphonique et plus étonnant encore, en attelage mené grand train par un cocher déchainé. Parfois aussi l’artiste va jusqu’à fouailler les entrailles de l’instrument pour en tirer les sons mats d’un roulement de tambour ou encore quelques accords de cithare. Nous nous retrouvons dans la situation d’un grand collectionneur de tableaux qui avait acheté un Picasso. L’ayant installé chez lui, il le regardait avec méfiance et finit par se dire : « Après tout, c’est sûrement Picasso qui a raison ». Alors là aussi, c’est certainement l’artiste qui a raison et comme Alice, nous traversons le miroir. Nous écouterons donc les Nocturnes de Chopin joués en négatif, avec prédominance de la main gauche sur le chant. L’Appassionnata de Beethoven se transformera en ouragan durant lequel l’échelle habituelle des nuances sera totalement débordée aussi bien dans les fortitissimo que dans les pianinissimo d’une extrême tendresse.  En deuxième partie, les Gnossiennes de Satie et les Préludes de Debussy ramèneront un calme déroutant.  Notre inquiétude sera fondée. La guerre éclatera et chez Fazil Say, les canons ne sont pas cachés sous les fleurs, comme l’écrivait Schumann à propos de la musique de Chopin.  Chez lui, les canons sont armés et ses propres œuvres ont l’intensité de leurs titres : Nuits de résistance dans les rues d’Istanbul, Le silence du nuage de Gaz, etc. Le piano devient alors une arme redoutable. De surprise en surprise, on regarde ce funambule bouche bée en retenant son souffle, troublé et ravi par la virtuosité diabolique de l’artiste qui s’apparente certainement à celle dont ont témoigné les contemporains de Paganini. Fazil Say est un artiste total, engagé et qui ose être lui-même.  A la fin du concert, les applaudissements se déchaînent, le public en redemande.  En bis, le pianiste joue Summertime sur lequel il improvise faziliennement.

Instants de grâce et de poésie, le dimanche matin, lors du tremplin-découverte avec des mélodies de Grieg, Liszt et Rachmaninov interprétées par un jeune duo talentueux : la soprano ukrainienne Iryna Kyshliaruk et la pianiste Yun-Ho Chen. Au timbre juste et expressif de l’une répond le phrasé cantabile  de l’autre. Un bien bel hommage est rendu ce matin-là à la mélodie, un genre laissé injustement en friche alors que les plus grands compositeurs s’y sont adonnés.

Retour aux fondamentaux le dimanche après-midi avec des œuvres de Bach célébrées par Francesco Piemontesi, cette fois-ci non plus à l’écran mais en récital dans l’auditorium. Ce pianiste, lauréat du prestigieux Prix Reine Elisabeth en 2007, rare sur les scènes françaises, était pour la première fois à Nohant où sa simplicité, son humilité et sa spiritualité ont fait forte impression.  Il y a du prêtre dans cet artiste. Au programme, le Concerto italien en fa majeur, une Sicilienne, une Fugue et aussi la transcription pour piano de Busoni de deux cantates dont celle dite « du veilleur », une sorte de Boléro mystique dans lequel le pianiste a entraîné le public grâce à un extraordinaire crescendo.

En deuxième partie, après les « Cloches à travers les feuilles » de Debussy, résonne la sublime Sonate en si bémol mineur n° 2 op. 36 écrite par Rachmaninov dans la tonalité de celle de Chopin en hommage au compositeur qu’il admirait beaucoup. Sous les doigts de Francesco Piemontesi, le piano tour à tour chante et carillonne à la russe pour le plus grand enchantement du public auquel il offrira en bis un Impromptu de Schubert.

Une curiosité conclut le week-end : pendant toute la durée du Festival, le piano de concert Bechstein accueillera sur scène un de ses aïeuls : un pianoforte Jakob Weimes 1807 (Collection particulière). Grand spécialiste des pianos anciens, Yves Henry nous fait les présentations. Fabriqué à Prague, cet instrument dispose d’une mécanique de type viennois  permettant de jouer des œuvres allant de Carl Emmanuel Bach à Beethoven. Pour la petite histoire, cet instrument a servi lors du tournage d’Amadeus de Milos Forman. Nous en découvrons la sonorité délicate avec quelques notes de Mozart jouées par Francesco Piemontesi.

crédit photo Alain Beauvais
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