17 Juin Bons baisers de Russie
Compte-rendu 2e week-end – 12 et 13 juin 2021
Bons baisers de Russie
« Si tu veux faire rire Dieu, parle-lui de tes projets » dit le proverbe juif. Gageons que la déconvenue (de courte durée !) du trio de tête du Festival, Yves Henry, Jean-Yves Clément et Sylviane Plantelin apprenant la défection de Nelson Goerner 48 heures avant son récital, aura intensifié de quelques décibels les vocalises divines. Face au défi de remplacer à la main levée un artiste de cet acabit, la phalange festivalière se met en ordre de bataille. La feuille de route est précise : ratissage au peigne fin de toute la planète pianistique pour y trouver l’artiste capable de jouer avec les grands dans la cour de Nohant, disponible un samedi soir, doté d’un programme romantique de haute tenue, et acceptant de partir pour une aventure à l’Indiana Jones dans les terres les plus secrètes du Berry. A première vue, mission impossible.
Toutefois, redevenue bienveillante, la blagueuse providence fit qu’en voulant dénicher l’oiseau rare, l’on capturât l’oiseau de feu : Lukas Geniušas, le bien nommé, la lumière et le génie. Ce jeune artiste russo-lituanien de 30 ans, le plus primé des pianistes de son âge, – entre autres, 2e Prix Chopin et Tchaïkovski – , accepta sans rechigner, bien au contraire, de faire le samedi soir un crochet par Nohant pour aller de son récital du vendredi à Saint-Pétersbourg à celui du dimanche à Moscou. Preuve (s’il en était besoin) que le Nohant Festival Chopin fait partie des festivals auxquels tout artiste rêve de se produire. Même avec quelques petits milliers de kilomètres à parcourir en ces temps où le moindre déplacement à l’étranger pose problème ! La mission consistait aussi à exfiltrer le pianiste à la frontière covido-russo-française de Roissy. Point ne fût besoin d’un étui à contrebasse. La James Bond Girl, Anne-Marie, bénévole au Festival depuis de nombreuses années, fila à l’aéroport déconfiner l’artiste en toute légalité testienne. Bref, comme souvent quand c’est compliqué, tout se passa au mieux. Quant au public de Nohant, averti de la défection de son champion mais confiant dans les impromptus musicaux du Festival, il avait accepté de jouer le remplacement, les oreilles prêtes toutefois à en découdre avec un pianiste qu’il ne connaissait pas.
Flash back en attendant le pianiste : le samedi après midi, un public nombreux s’est rassemblé dans l’auditorium Frédéric Chopin pour écouter la conférence donnée par l’excellent chercheur-musicologue Nicolas Dufetel sur les relations de Pauline Viardot avec les artistes de son époque. Invitée plusieurs fois à Nohant, cette grande cantatrice, pianiste et amie du couple Sand-Chopin, a fait les beaux jours du bel canto mais pas seulement. En toute discrétion – à l’instar des femmes d’hier et d’aujourd’hui -, elle a apporté son eau au moulin artistique en composant des mélodies et des opéras (rarement donnés) ; en étant la muse protectrice d’Yvan Tourgueniev en France quand il fut en délicatesse avec la censure de son pays ; en rédigeant des carnets (encore inexplorés) dans lesquels elle dessinait avec talent les portraits de ses contemporains célèbres ; et aussi en se ruinant pour offrir à la France un véritable trésor : la partition originale du Don Giovanni de Mozart. Signalons que ce déploiement artistique lui valut deux petites plaques commémoratives sur les façades des immeubles parisiens où elle a vécu. C’est pas beaucoup. Anecdote : mariée à un homme de presse, elle fût violemment attaquée par le critique musical d’un journal concurrent. En réponse à cette diatribe, le mari écrivit : « Il y a des gens de cœur qui frappent une femme pour blesser un homme ». Comme les diamants, les coups bas sont éternels. A la fin de la conférence, une interrogation flotta dans l’auditorium : et si Pauline Viardot qui avait des attaches russes très solides, avait souhaité que le Festival ouvre avec un pianiste Russe ? Chacun ira de son idée.
Le samedi soir, récital tant attendu. Grand et barbu, un beau visage ouvert et sympathique, en belle tenue de concert, Lukas Geniušas arrive sur scène. Le programme commence par les 4 Impromptus (!) D435 de Schubert. Les premiers accords à peine posés sur le piano, le miracle s’opère : l’émotion envahit de la salle. Suivront 5 Mazurkas de Chopin puis la Sonate n° 1 de Rachmaninov. Sous les doigts du pianiste, cette œuvre dense et complexe inspirée du Faust de Goethe ouvre en grand les portes de nos esprits restés repliés sur eux-mêmes depuis plusieurs mois, une respiration qui fait du bien. Geniušas ne joue pas, il implose. Ni lui, ni ses mains ne bougent. Rien de trop dans son jeu. L’énergie se concentre toute entière dans ses doigts. Triomphe. Lukas Geniušas reviendra l’an prochain.
Le dimanche à 11 heures, le public retrouve en tremplin-découverte la pianiste Célimène Daudet pour un office dont le premier album de l’artiste « Messe noire » annonce la couleur. Les fidèles sont venus en nombre. Clin d’œil de Pauline, c’est encore un russe qui ouvre la séance, Scriabine. Présentant le programme à son habitude avec brio, Jean-Yves Clément nous éclaire sur l’œuvre de ce compositeur difficile à cerner grâce à une citation d’Henry Miller : « Scriabine, c’est comme la cocaïne, un bain d’eau glacé et l’arc-en-ciel ». Effectivement on comprend mieux. Suivront deux pièces déchirantes de Liszt, Nuages gris puis la Notte, puis la Sonate n° 3 en si mineur de Chopin. Revendiquant ses origines haïtiennes, Célimène entraîne le public dans une liturgie très particulière où les esprits ont certainement leur mot à dire : elle leur parle pendant qu’elle joue. Après un Introït de Scriabine entre ombres et lumières, l’on passe directement au Miserere lisztien pour arriver à la communion générale autour d’une Sonate de Chopin excellemment interprétée par la jeune artiste. Deux œuvres de Ludovic Lamothe, un compositeur haïtien surnommé en son temps, n’en déplaise aux adeptes du wokisme, « Le Chopin noir », apportent couleurs et rythmes à ce programme très inspiré. Grand succès d’une artiste profonde et sympathique qui a déjà conquis un public et qui a un bel avenir devant elle (1).
L’après-midi, sous un soleil battant, le public se retrouve à Nohant-Garros pour un match au sommet. Sur scène, un artiste de haut niveau, Geoffroy Couteau qui donne en premier set, la Deuxième Année de Pèlerinage – Italie de Liszt/Tsitsipas et en deuxième, Quatre Impromptus suivis de la Barcarolle de Chopin/Djokovic. Confrontation de géants entre l’ardeur du feu et la plasticité de la glace. La balle de match reviendra finalement à Bach qui mit fin à cette belle partie délivrée par un grand artiste français dont on a admiré pendant tout le récital, le panache et l’élégance. (vidéo).
- Pour en savoir plus sur les sources d’inspiration littéraire de Célimène Daudet, retrouvez notre nouvelle rubrique « Du côté de chez George » – https://festivalnohant.com/du-cote-de-chez-george