L’art d’improviser – Compte-rendu 3e week-end du Festival

Compte-rendu 3e week-end du Festival

L’art d’improviser 

A notre époque post-covidienne où l’homo digitalis rêve de pouvoir à nouveau se propulser à l’autre bout de la planète pour aller voir s’il y est, d’aucuns préfèrent emprunter les chemins secrets du Berry, éloignés des lieux communs et de la dictature des ondes numériques. Ainsi ces vagabonds d’un autre type embarquaient-ils le week-end dernier à Nohant pour le troisième « Grand Tour » musical du Festival. 

Le samedi matin, dès leur arrivée à Nohant, aubade leur était donnée par les Gâs du Berry, le plus ancien groupe de musique traditionnelle de France. Sur la place Saint-Anne qui jouxte le Domaine de George Sand (Centre des monuments nationaux), vielles à roue et cornemuses s’en donnaient à cœur joie dans une joute amicale contre le violon savant du jeune Thomas Lefort. Pour l’occasion, les musiciens avaient exhumé une rareté qui ne figure sûrement pas au catalogue Chopin mais démontre bien qu’il faisait feu de tout bois : une bourrée annotée par le compositeur lui-même.

Puis pour quelques voyageurs au repos dans la petite église de Nohant, Thomas Lefort (*) improvisait un récital de première classe, dont une très inspirée Chaconne de Bach.  Beaux instants impromptus de transcendance et de sérénité. 

L’après-midi, lors de la causerie-rencontre, Jean-Yves Clément et Karol Beffa invitaient le public à plancher sur le thème « Chopin improvisateur ». A la fois, pianiste et universitaire de haute volée, le surdoué Karol Beffa commence par poser une définition : « improvisation : toute forme de création dans l’instant, un crayon et pas de gomme, pas de droit au repentir. On prend une direction et on la tient ». Tous les grands compositeurs du 19e siècle étaient des instrumentistes de génie et des improvisateurs. Et pour la plupart, des enfants prodiges.  De surcroît, pour se l’autoriser, il faut connaître la mécanique musicale sur le bout des doigts. Bref, rien ne s’improvise moins qu’une improvisation.  A propos de la forme, Karol Beffa cite un mot iconoclaste mais drôle quand même de Colette sur Bach, qui lui vaudrait peut-être aujourd’hui un cyber harcèlement de grande envergure de la part des sectateurs du Kantor,  « une merveilleuse musique de machine à coudre ». Puis Jean-Yves Clément et Karol Beffa passent en revue les œuvres de Chopin au crible de l’improvisation qui a certainement joué un rôle dans son processus créatif. Toutefois, on imagine mal ce perfectionniste obsessionnel en train de travailler sans une gomme. En conclusion, sur proposition du public, Karol Beffa se lance dans une brillante démonstration pianistique allant de Chopin au jazz en passant par Debussy.

Le soir, le voyage se poursuivait avec un grand récital du pianiste Florian Noack. Après les Préludes de Chopin, dont le pianiste nous a déroulé les 24 stations avec toute l’expressivité et les couleurs requises par les univers changeants du chemin de vie de Chopin entre Majorque et Nohant (**), puis les 12 Etudes d’exécution transcendante de Lyapunov, il nous entraîne dans l’orient rêvé des Mille et une Nuits grâce à sa magistrale transcription pour piano de Shéhérazade de Rimski-Korsakov, dont il explique ainsi la genèse : «  Après des mois d’écriture, de coups de gommes, de ratures, de pages arrachées, mises en boules et balancées dans la corbeille, apparaît enfin la transcription. » Le résultat est éblouissant ! La transcription elle non plus ne s’improvise pas… Pas plus que l’immense talent de ce jeune pianiste !  Pour terminer, il délivre au public enchanté un bis de  La ronde des fantômes  issue des Etudes de Lyapunov.

Après l’échappée orientale de la veille, retour à l’auditorium le dimanche avec deux concerts de musique de chambre. Jean-Yves Clément nous détaille le programme qui sera donné par Thomas Lefort et Yves Henry : tout d’abord un duel au sommet entre le violon et le piano avec la Sonate à Kreutzer de Beethoven, une œuvre qui a découragé plus d’un violoniste y compris le dédicataire. Ingrat, Kreutzer déclarera la sonate « totalement inintelligible ». Pour sa défense, disons qu’il n’avait peut-être pas demandé autant de notes à son ami Ludwig.  Sans oublier la critique de l’époque qui accuse Beethoven de « terrorisme artistique ». Il faudrait faire la critique de la critique, suggère Jean-Yves Clément. Puis en deuxième partie, viennent les « œuvres de plaisir à la virtuosité de charme »  habiles à réchauffer le public au soleil d’une Espagne rêvée des compositeurs du 20e siècle : La Gitana de Kreisler, Guitare de Moskowski/Sarrasate puis Introduction et Rondo Capriccioso de Saint-Saëns. 

Ce magnifique programme, à la fois virtuose et festif, met en exergue les qualités artistiques de deux musiciens passionnés. L’harmonie est parfaite : au violon virtuose de Thomas Lefort répond le piano expressif d’Yves Henry. Effet des fantômes de Lyapunov de la veille ? Sur scène, tout à coup ils sont trois : Thomas Lefort, Yves Henry et leur maître, le grand violoniste Ivry Gitlis dont à des moments différents,  les deux artistes ont partagé la carrière et l’enseignement.  Lors de ce concert, ils en transmettent l’héritage : l’exigence musicale, le plaisir de jouer et la générosité. Résultat, un concert qui va droit au cœur et vaut aux deux musiciens une standing ovation de la part d’un public enthousiasmé par la chaleur communicative de l’instant. Au passage, conseil aux jeunes artistes qui se produisent à Nohant. Laissez vos tablettes à la maison, emportez vos partitions sur papier. A Nohant, les ondes numériques ne passent pas !  Ne passent que celles de la musique et celles du cœur… 

L’après-midi, le Festival accueille deux autres grands complices : le violoncelliste Gautier Capuçon et le pianiste Frank Braley pour un concert « donné avec un an de retard ». La simplicité de deux grands professionnels qui prennent le mot « jouer » au pied de la lettre, enthousiasme l’assemblée. Dans la Sonate pour violoncelle et piano de Debussy, Ils semblent se renvoyer la balle. Puis les exigeantes Sonate pour violoncelle et piano n° 3 de Beethoven et les Fantasiestücke de Schumann sonnent la fin de la récré. L’auditorium se retrouve plongé au cœur du romantisme le plus profond qui lui va si bien. En deuxième partie, comme nous l’explique Gautier Capuçon, les musiciens renouent avec la tradition du concert selon Pablo Cazals, avec des œuvres plus accessibles (du moins pour le public) à l’instar de l’Elégie de Fauré, Le chant à la lune de Dvorak et le Cygne de Saint-Saëns. C’est beau, c’est émouvant. Parfois drôle aussi et le public veut continuer à jouer. Pour terminer, une sardane endiablée du catalan Marti achèvera de mettre le feu à l’auditorium. 

Le voyage se poursuivra le week-end prochain, les 26 et 27 juin, en belle compagnie : avec le samedi soir, l’un des tsars légendaires du piano, Ivo Pogorelich (en remplacement de Nicholas Angelich souffrant), et le dimanche, avec deux étoiles montantes de l’éther musical : le matin, la violoncelliste Astrig Siranossian et l’après-midi, le pianiste Sélim Mazari.

N’oubliez pas qu’en cette édition si particulière du Festival, même si la destination s’improvise quelquefois, ne voyageront que les heureux qui auront pris leur billet !  

(*) Pour connaître les sources d’inspiration littéraire de Thomas Lefort, regardez notre nouvelle rubrique « Du côté de chez George »

(**) Cf l’ouvrage de Jean-Yves Clément « Retour de Majorque »